La proclamation de Sonthonax par Nick Nesbitt
Nesbitt est professeur de Français à Princeton University. Il est l’auteur de Universal Emancipation: The Haitian Revolution and the Radical Enlightenment/ L’Emancipation universellle: la Révolution haïtienne et les Lumières radicales (2008) et Voicing Memory: History and Subjectivity in French Caribbean Literature/ La Voix de la mémoire : Histoire et Subjectivité dans la littérature franco-carabéenne (2003).
Léger-Félix Sonthonax arriva à Saint-Domingue le 20 septembre 1792 avec des instructions du gouvernement révolutionnaire français en vue d’appliquer le décret du 4 avril de cette année garantissant la jouissance pleine et entière des droits civils et politiques aux hommes de couleur libres. Sonthonax avait ouvertement et sans aucune équivoque pour cette époque appelé à l’abolition de l’esclavage dans le journal révolutionnaire appelé « Révolutions de Paris » en 1790 – 1791. Le décret d’abolition de 1793 est comme préfiguré dans un texte (non signé) de Sonthonax du 25 septembre 1790 dans lequel il écrivit : « il est absolument essentiel d’actionner le torrent qui puisse emporter inévitablement les anciens abus. Oui, je peux prédire avec confiance qu’un temps viendra, et le jour n’est pas loin, où nous verrons un Africain avec les cheveux frisés, avec rien d’autre que son sens commun et sa vertu, venir participer dans la législation de notre Assemblée Nationale».
Dès son arrivée à Saint-Domingue, toutefois, Sonthonax et son co-commissaire Etienne Polvérel ont fait savoir qu’ils n’avaient pas mandat du gouvernement français pour éliminer l’esclavage. Et ils ont immédiatement cherché à étouffer toute suspicion du contraire en jurant de maintenir les esclaves dans l’ordre et pour mettre au pas l’insurrection des esclaves qui avait éclaté une année plus tôt. Les mois suivants, les commissaires prirent position contre les suspicions et les résistances des propriétaires blancs des plantations pour accroître les droits des noirs libres et, en décembre 1792, pour contrer cette résistance, ils commencèrent par encourager la formation des milices avec les hommes de couleur libres que les commissaires envoyaient guerroyer contre les rebelles esclaves après janvier 1793. Incapables de réaliser une campagne décisive contre les anciens esclaves, le 5 mai 1793, ils publièrent un décret qui réintroduit certains des articles du Code noir, avec l’intention d’appliquer ses stipulations en offrant des protections limitées aux esclaves contre les pires abus de leurs maîtres. Ils ont aussi, en ce moment, franchi le pas décisif en publiant le texte du Code traduit en langue créole, de telle façon que tous les esclaves sur les plantations connaissent exactement les mesures de protection qui leur étaient accordées.
Le contexte immédiat du décret d’émancipation de 1793 a été la lutte entre les commissaires Sonthonax et Polvérel et le nouveau gouverneur de la colonie, le Général François-Thomas Galbaud. Le 20 juin 1793, Galbaud se mit à la tête d’un groupe de marins dans un assaut contre la ville du Cap – Français dans une tentative pour renverser le pouvoir des commissaires. Cette attaque désorganisée et mal dirigée fut rapidement mise en déroute par les commissaires et les noirs libres de la ville qui les supportaient depuis qu’ils avaient publié le 20 juin un décret pour émanciper les adultes de la ville, les esclaves mâles à condition qu’ils se battent contre la rébellion de Galbaud. Au sein de beaucoup de confusion et de 3, 000 morts, la révolte fut matée. Mais la belle et splendide ville du Cap était elle – même brûlée sur le tas. Le but extrêmement limité de l’émancipation du 20 juin échoua à amener les rebelles en dehors de la ville du Cap à la cause de la France. Le 11 juillet, les commissaires ont étendu la portée de la mesure d’émancipation aux femmes et enfants des hommes qui avaient rejoint l’armée et le 24 août 1793, Sonthonax décida que, plus que jamais, seule une émancipation générale (englobant tous les esclaves vivant dans la colonie) pourrait rallier les noirs à la cause de la République française. En dépit de la nouveauté et de la radicalité d’une telle décision, Sonthonax néanmoins cherchait à préserver le fonctionnement du système de la plantation, accompagnant ce décret d’une série de mesures, de règlements de travail liant les anciens esclaves à un système de travail forcé. La déclaration elle – même a été traduite en langue créole. La portée de cette émancipation fut sans précédent dans l’histoire, se réalisant dans la colonie la plus profitable du dix- huitième siècle, et concernant à peu près un demi-million de sujets africains, leur garantissant non seulement la liberté, mais aussi l’égalité de race et de citoyenneté. De là, depuis août 1791, ce fut la démocratie la plus égalitaire et radicale que le monde avait jamais vue.
Là encore, les rebelles refusèrent de venir vers les Français, arguant que c’était seulement un simple décret sans l’accord de Paris. Et Louverture et ses troupes resteraient sur leurs gardes jusqu’ à l’été prochain quand le décret de l’abolition de l’esclavage du 4 février 1794 fut connu dans l’île.