La Révolution haïtienne et le Républicanisme populaire à Cartagena, Colombie  par Marixa  Lasso

Marixa Lasso, Ph.D.,  est professeur associé d’Histoire   à Case Western Reserve University. Elle est l’auteur de Myths of Harmony: Race and Republicanism during the Age of Revolution, Colombia, 1795-1831/Mythes de l’harmonie: race et républicanisme pendant l’Age de Révolution, Colombie, 1795-1831 (2007).

La ville de Carthagène était le port principal de la Colombie coloniale et l’un des plus importants des Caraïbes espagnoles. Comme d’autres villes des Caraïbes, sa population était composée d’une minorité blanche et d’une majorité d’ascendance africaine, libre ou esclave. Au début de la Révolution haïtienne, les autorités espagnoles commencèrent à craindre l’émergence de rebellions inspirées de l’exemple haïtien. Leurs craintes furent confirmées en 1799, lorsque la ville de Carthagène fut secouée par une conspiration d’esclaves haïtiens, africains et créoles visant à s’emparer de la ville et à tuer tous les blancs. Bien que la conspiration présumée ne soit pas allée plus loin que l’incendie de quelques haciendas environnantes, les autorités coloniales restèrent à l’affut d’autres conspirations. Avec la déclaration d‘indépendance et l’instauration de la République de Carthagène en 1811, les liens avec Haïti se renforcèrent. Croiser des marins français ou haïtiens en ville devint courant lorsque le gouvernement transforma Carthagène en un havre pour corsaires des Caraïbes, en 1812. Les Carthagénois et les Haïtiens s’allièrent parfois dans la piraterie, et des Haïtiens s’enrôlèrent comme matelots dans la marine de la nouvelle République. Des marins haïtiens ont aussi participé à la défense de la République de Carthagène lors du siège espagnol de 1815. Nous savons d’ailleurs avec certitude qu’une garnison de cinquante hommes fut constituée uniquement d’Haïtiens.

Haïti devint aussi un élément du langage politique local, utilisé pour exprimer les tensions raciales de la période de l’indépendance. Les patriotes républicains de Carthagène constituaient une coalition multiraciale, composée d’artisans blancs et mulâtres et de membres de l’élite blanche. Comme d’autres patriotes hispano-américains, les patriotes de Carthagène proclamèrent l’égalité juridique de tous les hommes libres, quelle que soit leur couleur, et promirent une nouvelle ère d’égalité républicaine, où les disparités entre les hommes seraient fondées sur le mérite et non sur la couleur ou la naissance. Pendant les guerres, quelques hommes libres d’ascendance africaine gravirent les échelons pour assumer des postes de direction militaire et politique, semblant confirmer les nouveaux idéaux d’égalité raciale. Dans ce contexte, Haïti se forgea un statut d'icône politique, laboratoire des relations interraciales républicaines et vitrine de l’ampleur des changements sociaux que pouvait apporter la lutte révolutionnaire. Pour les élites blanches, Haïti représentait un extrême terrifiant : l’utilisation par les patriotes noirs du pouvoir politique et militaire acquis durant les guerres, pour expulser l’élite blanche et instaurer une classe dirigeante noire et mulâtre. Pour les noirs et les mulâtres, Haïti représentait la possibilité de poursuivre la révolution jusqu’à ce que l’égalité républicaine fraîchement proclamée soit effective et que toutes formes de discrimination, officielles ou non, cessent. Comme l'exprimait un charpentier mulâtre, « si les gens de son rang sont si maltraités dans le reste de la Colombie, à Dieu ne plaise, une nouvelle guerre contre les blancs pourrait bien se déclencher. »