Boyer envahit l’Est d’Hispaniola  par Juan Camilo Vera

Vera est doctorant à l’Université de Miami. Sa recherche porte sur les relations haïtiano-dominicaines et l’impact sur l’identité nationale en République Dominicaine.

Au début du dix-neuvième siècle, la partie orientale d’Hispaniola subit l'influence des courants révolutionnaires et des mouvements d’indépendance balayant le reste de l’Amérique latine. Les dissensions politiques dans la partie espagnole de Saint-Domingue furent exacerbées par une succession de revers économiques, par l’incompétence de l’administration, par une inflation élevée, de lourdes taxes et des troubles sociaux pendant la période baptisée depuis « España Boba » (Espagne stupide). La colonie était alors négligée par la Couronne, le manque d’argent et l’instabilité entravaient son fonctionnement, et ses forces armées n'étaient pas payées régulièrement.

Parallèlement, la menace imminente d’une invasion française était redoutée par le gouvernement haïtien de l’autre côté de l’île. Pour le président d’Haïti, Jean-Pierre Boyer, l’unification d’Hispaniola devint un objectif important. Il pensait que réunir les deux côtés de l’île faciliterait sa défense contre une éventuelle attaque française.

Beaucoup s'intéressèrent à cette proposition de Boyer. D'un autre côté, Jose Nuñez de Cáceres, Lieutenant Gouverneur de Saint-Domingue, représentait les chefs militaires mécontents dans la capitale. Leur but était de proclamer l’indépendance de Saint-Domingue et de l’intégrer à la Grande Colombie de Bolívar. La population de Saint-Domingue se trouvait à un carrefour, avec trois alternatives : unification avec Haïti, annexion à la Grande Colombie ou statu quo en tant que colonie espagnole.

L’unification avec Haïti l’emportait parmi les esclaves et la population dominicaine non blanche, qui escomptait que cela conduirait à l’abolition de l’esclavage et à davantage d’égalité entre tous les citoyens. Ces raisons, ainsi que la perspective d’un plus vaste marché économique pour les produits agricoles, influençaient beaucoup des Dominicains qui vivaient dans les régions frontalières. L’idée fit son chemin parmi les militaires et en 1821, le gouverneur Sebastián Kindelán découvrit que certains des officiers dominicains, à Azua et à Saint Domingue, s’étaient déjà ralliés au plan d’unification avec Haïti. Le 15 novembre 1821 fut un moment décisif, avec l’adoption du drapeau haïtien par plusieurs dirigeants de villes dominicaines frontalières, en particulier Dajabón and Montecristi.

Dans l’intervalle, à Saint-Domingue, sous la direction de Núñez de Cáceres, ceux qui jugeaient la couronne espagnole incapable de redresser l’économie coloniale déclarèrent leur indépendance par rapport à l’Espagne le 30 novembre 1821. Ils destituèrent tous les agents de l’État espagnol et se baptisèrent État indépendant d’Haïti espagnol. Fin 1821, Bolívar ne tenait toujours pas ses engagements auprès de Núñez de Cáceres et de ses partisans. L’aide militaire et économique qu’ils attendaient ne se matérialisa jamais. Pendant ce temps, un envoyé militaire du Président Boyer arriva à Saint-Domingue, apportant un message d’encouragement et une offre de soutien politique et militaire au nouveau gouvernement. Sachant qu’il n’obtiendrait aucune aide de la majorité mulâtre de Saint-Domingue, et que la classe dirigeante le voyait comme un traître qui avait renversé le gouvernement espagnol, Núñez de Cáceres se vit contraint d’accepter l’offre et les conditions de Boyer.

En dépit de ses promesses amicales, Boyer mobilisa néanmoins une armée de 12.000 hommes qui entrèrent dans Saint-Domingue. Ces forces haïtiennes rencontrèrent peu de résistance. Sept semaines après avoir conquis son indépendance par rapport à l’Espagne, la toute nouvelle Haïti espagnole se trouva occupée par Boyer. Sachant toutefois que deux des trois factions existantes du côté oriental de l’île pourraient opposer une résistance à cette occupation, le président haïtien se prépara à utiliser la force militaire, tant contre l’élite coloniale que contre les pro-Colombiens.

La politique de Boyer, telle qu’exposée dans sa proclamation de 1822, incluait l’abolition immédiate de l’esclavage et la promesse d’une réforme agraire favorable aux esclaves affranchis. Il constitua aussi un nouveau corps militaire, le Bataillon 32, afin de créer des emplois pour certains anciens esclaves. À ces fins, de nombreuses terres furent confisquées à l’État et à L’Église. Ces décisions valurent au gouvernement haïtien l’adhésion d’une grande partie de la population non blanche de Saint-Domingue. Les élites y étaient, par ailleurs, farouchement opposées, comme le démontre la correspondance qu’échangèrent Francisco Brenes et Francisco González de Linares

Alors que la réforme agraire était mise en place, Boyer élimina l’ancien système de « terrenos comuneros » (dans lequel les terres étaient détenues et travaillées collectivement) et appliqua le modèle haïtien de répartition. De nouvelles lois furent promulguées, qui favorisaient l’agriculture plutôt que l’élevage de bétail. Il instaura le Code rural, avec injonction pour les « campesinos » (paysans) de travailler dans les plantations sous peine de châtiment. Des arrêtés supplémentaires visaient à éliminer les arènes et les combats de coqs, à réduire le nombre de fêtes religieuses, tandis que d’autres ciblaient l’accroissement de la production et l’élimination des espaces propices aux dissensions sociales et politiques. Ces exigences et ces réformes suscitèrent un grand mécontentement et une résistance, tant parmi la vieille élite des éleveurs que dans une grande partie de la paysannerie.

L'importance du ressentiment et l’échec de Boyer à améliorer la vie des « criollos » et des anciens esclaves favorisèrent l’essor de mouvements de résistance dans différentes parties de l’île. Parmi eux, on distingue les Trinitarios, menés par des hommes tels que Juan Pablo Duarte et Ramón Mella, ainsi que le jeune mulâtre Francisco del Rosario Sánchez. Ces mouvements, associés à l’opposition de certains groupes au sein d’Haïti, et aux effets durables d’un tremblement de terre dévastateur en 1842, affaiblirent le gouvernement Boyer.

Le 27 février 1844, les Trinitarios marchèrent sur Puerta del Conde, à Saint-Domingue, et déclarèrent l’indépendance dominicaine par rapport à Haïti. À ce jour, les Dominicains fêtent toujours leur indépendance nationale à cette date, soulignant leur indépendance, non pas par rapport à la couronne espagnole, mais par rapport à leurs voisins à l’ouest de l’île.