LAffaire de Bizoton  par Laënnec Hurbon

Hurbon est professeur de Théologie et de Sociologie au Centre National de la Recherche Scientifique  à Paris et à  l’Université Quisqueya à Port-au-Prince. Il a écrit de nombreux livres  dont  Le Barbare imaginaire  (1988) et  Voodoo: Search for the Spirit / Vodou : Recherche de l’esprit  (1995).  

Fabre Nicolas Geffrard, président de la République d’Haïti de 1859 à 1867, hérite du dossier d’un projet de concordat entre l’Etat haïtien et le Vatican, qui a fait l’objet de longues négociations depuis les années 1820.  L’Eglise catholique était considérée comme la seule institution internationale qui pouvait sans grandes difficultés reconnaître l’indépendance du pays,  toutes les puissances européennes ainsi que les Etats-Unis étant encore à cette époque  des puissances esclavagistes. L’Etat d’Haïti indépendant depuis 1804 constituait un mauvais exemple pour les colonies de la Caraïbe. La signature du Concordat en 1860 est alors considérée comme une victoire diplomatique pour Haïti, elle devient la religion officielle de l’Etat, et a pour objectif de diffuser la civilisation (chrétienne- occidentale) par l’éducation scolaire qui sera prise en charge par les congrégations religieuses françaises ( Pères du St Esprit, Frères de l’Instruction chrétienne, sœurs de St Joseph de Cluny) ; en même temps elle devra  faire reculer l’héritage africain représenté par le vodou, très connu en Europe comme signe de primitivité et de barbarie. 

IDans les environs de Port-au-Prince, à Bizoton, une jeune femme, Jeanne Pelée et sa sœur, Congo Pelée, prêtresse du vodou, auraient décidé de sacrifier leur propre nièce, une fillette, au cours d’une cérémonie vodou de fin d’année en décembre 1863. Très vite des rumeurs sont répandues dans la ville au sujet d’un flagrant délit de pratiques cannibaliques en Haïti. Des aveux sont obtenus sous la torture, huit personnes déclarées complices sont condamnées à mort. Le journal Le Moniteur du  29 février 1864 relate l’affaire et décrit le vodou  comme «  un culte barbare… importé de quelque coin de l’Afrique ». L’Affaire Bizoton vient renforcer les préjugés déjà diffusés sur le vodou et prépare les esprits à accueillir sans critique les grandes inquisitions qui seront déployées plus tard contre le vodou.

Ancien Consul britannique en Haïti, Sir Spencer St John passe pour un témoin de la vie quotidienne dans les villes et les campagnes rurales du pays. L’ouvrage qui le fait connaître a pour titre : Haïti or the Black Republic / Haïti ou la République noire (London, 1884). On y trouve des récits croustillants sur les pratiques cannibaliques, les sacrifices humains et la sorcellerie, dont Haïti, soutient-il, devra se débarrasser pour faire partie des pays civilisés. L’ouvrage est traduit en français et connaît un grand succès, il a entre autres relaté l’Affaire Jeanne Pelée à Bizoton avec force détails mais avec une imagination débridée ;  il aura servi à consolider pendant longtemps la vision d’une Haïti plongée dans la barbarie et le despotisme à cause du vodou.

L’une des caractéristiques principales du cannibalisme est sa capacité à mettre  en branle l’imaginaire de l’opposition entre barbare et civilisé. Les pratiques cannibaliques ont été en effet attribuées en premier lieu  aux Amérindiens  rebelles à la Conquête au XVIe siècle et aux tribus africaines au début de la colonisation. Plus on connaissait leur système culturel, plus le cannibalisme reculait dans les récits des voyageurs. Le vodou haïtien a été par exemple l’objet de préjugés tenaces au XIXe siècle, à cause de la connaissance superficielle qu’on  en avait. En règle générale, le fantasme cannibalique est très présent dans les croyances du vodou, mais il est associé à la sorcellerie qui renvoie à  l’idée d’une dévoration psychique. Dans tous les cas  là où le cannibalisme se pratique dans la réalité (mais il reste difficilement isolable de la culture en question), ce sont les non-cannibales qui sont tenus pour sauvages et barbares.