Firmin et les Etats-Unis par Asselin Charles
Charles est professeur associé de Langue et de Littérature à University of Nigeria. Il a traduit le livre d’Anténor Firmin, De l’Egalité des races humaines (1885) en anglais.
En plus de l’établissement des structures du nouvel Etat, la plus grande crainte des dirigeants haïtiens des premières décennies de l’indépendance du pays, concernait un éventuel retour des colonisateurs français. Dans l’évolution du contexte géopolitique de la dernière partie du dix- neuvième siècle, toutefois, le sens de la menace pour la souveraineté de et l’intégrité territoriale de la jeune nation ne venait plus de la France, mais des Etats-Unis. Mus par les idéologies jumelles du destin manifeste et la doctrine de Monroe, les Etats-Unis s’étaient convaincus qu’il était dans leurs droits d’intervenir dans les affaires des pays de la région à la fois diplomatiquement et militairement. La classe politique haïtienne et l’intelligentsia de cette période, divisée comme elle avait pu l’être sur le plan idéologique, se mit d’accord au moins sur la nécessité de maintenir le droit à l’autodétermination en face de l’hégémonie hémisphérique. Sous cet aspect, l’intellectuel qui a le mieux argumenté cet esprit et qui a démontré à la fois en pensée et en action la position historique du pays vis-à-vis des Etats-Unis est Anténor Firmin (1850-1911), homme d’Etat savant, auteur du célèbre ouvrage d’anthropologie De l’égalité des races humaines et écrivain en de nombreux champs comme la philosophie politique, l’histoire et la critique littéraire.
Firmin exposa ses pensées sur les Etats- Unis et Haïti en détail dans son ouvrage M. Roosevelt, Président des Etats-Unis et la République d’Haïti (1905) et, dans une mesure moindre, dans son avant dernier livre Les Lettres de Saint-Thomas (1910). Dans les deux livres, il fit montre de deux attitudes opposées à l’ égard des Etats Unis faites à la fois d’admiration et de prudence. Parlant couramment l’anglais, connaissant l’histoire et la littérature anglaise, il possédait une bonne compréhension de la société américaine, de sa culture et de sa tradition politique. Il apprécia l’esprit entrepreneurial de son peuple, son relatif égalitarisme et sa culture démocratique. Bien que dans Les Lettres de Saint Thomas (91) il reconnut un manque d’affinité entre les Haïtiens, un peuple essentiellement Afro – Latin et les Américains, un peuple de culture anglo-saxonne, il appela ses compatriotes, sans abandonner leur lien culturel, linguistique et sentimental avec la France, à mieux connaître leur voisin du nord et à apprendre l’anglais, ceci en vue d’une compréhension pragmatique du poids économique, politique et culturel de l’Amérique dans l’hémisphère occidental.
Mais l’appréciation par Firmin des traits positifs des Etats- Unis ne l’avait pas aveuglé aux deux impulsions inter-reliées qui, dans ses vues, déterminent la stratégie géopolitique de l’ouest en général et en Amérique en particulier, à savoir le racisme et l’impérialisme. (Voir De l’Egalité des races humaines). Même quand en 1905, il argumente théoriquement dans son livre M. Roosevelt Président des Etats-Unis et la République d’Haïti, que les Etats-Unis n’avaient pas de plans pour transformer Haïti en un Etat vassal, il comprit que, sous des circonstances qui s’y prêtent, le grand pouvoir régional [les Etats Unis] n’hésiterait pas à s’emparer du territoire de la République noire. Six années plus tard, dans son ouvrage, L’Effort dans le mal (1911), il prophétisa à ses compatriotes que continuer une politique de dissensions et de déliquescences sociales conduirait à une domination étrangère d’Haïti, une prédiction qui se réaliserait avec l’occupation américaine du pays de 1915 à 1934.
La prédiction de Firmin se basait sur sa compréhension de la dynamique géopolitique hémisphérique et sa connaissance de son pays et des Etats- Unis. Elle était aussi basée sur sa première expérience comme Ministre des Affaires Etrangères (1889-1891) qui lui avait appris qu’ il était mieux de maintenir une saine prudence par rapport aux intentions des Etats-Unis à l’ égard d’ Haïti, et par là même, à l’égard des pays de l’hémisphère. La fameuse affaire du Môle Saint Nicolas (1991) illustre assez dramatiquement la résolution patriotique de Firmin de préserver la souveraineté et l’intégrité territoriale du pays. L’issue de cette affaire témoigne de la capacité diplomatique de Firmin, de ses habiletés à défendre les intérêts d’Haïti contre les ambitions impérialistes des Etats-Unis tandis que, comme il l’explique dans Diplomate et Diplomatie (1899, cité par Georges J. Benjamin, 1960) « on cherche à maintenir de cordiales relations avec Washington, la pièce maîtresse de nos relations internationales » (88).
Dans les années 1880, les Etats-Unis étaient à la recherche d’un site stratégique dans la Caraïbe pour établir une base navale et une station de charbon en vue du contrôle, de là, de l’Amérique Centrale durant la construction du Canal de Panamá, de renforcer la doctrine de Monroe et d’affronter le défi de l’ influence européenne dans la région. Le Môle Saint-Nicolas, situé à la pointe de la péninsule du nord-ouest d’Haïti, est bien pourvu pour cette fin. Les Etats-Unis commencèrent à négocier avec le gouvernement haïtien pour la location de ce territoire, d’ abord à travers ses envoyés diplomatiques en Haïti, Frederick Douglass, et subséquemment à travers l’Amiral Bancroft Gherardi, dont l’implication suggère la menace de la force militaire. Le gouvernement américain demanda un accès exclusif à cette portion du territoire haïtien pour les Etats-Unis à l’exclusion de toutes les autres nations. En résistant à la fois aux pressions diplomatiques et militaires, Firmin en dernier lieu rejeta la demande, en basant son refus sur la Constitution d’Haïti et invoquant l’adhésion inflexible de la nation aux principes de la souveraineté nationale. L’élégance diplomatique et ferme du passage de la lettre envoyée par Firmin à l’Amiral Bancroft Gherardi met l’ accent sur l’esprit nationaliste haïtien : « Acceptant votre demande comme exprimée dans une telle clause équivaudrait, aux yeux du Gouvernement d’Haïti, à un outrage à la souveraineté nationale de la République aussi bien qu’une violation flagrante de l’Article 1 de notre Constitution ; Car, en renonçant au droit à disposer librement de son territoire, [Haïti] donnerait tacitement son accord à une aliénation de ce territoire dans le futur ». (M. Roosevelt et Haïti, 499).