Le Roman paysan par Valerie Kaussen

Kaussen est professeure agrégée à l’Université de Missouri, Colombia. Elle est l’auteure de Migrant Revolutions: Haitian Literature, U.S. Imperialism, and Globalization /Révolutions migrantes : littérature haïtienne, impérialisme américain et globalisation (2008).

Le roman paysan est certainement le genre littéraire haïtien le plus résilient et le plus discuté.  Les premiers romans qui traitèrent du milieu paysan haïtien sortirent au début du vingtième siècle. Des romans comme La Famille des Pitite-Caille (1905) de Justin Lhérisson et Mimola (1906) d’Antoine Innocent décrivent, souvent avec une précision ethnographique, la culture paysanne haïtienne : les combats de coqs, les combites (collectifs pour le travail rural) et surtout le rituel vodou.

Le roman paysan, cependant, révèle toute sa mesure  de 1910 à 1930 et est associé au mouvement indigéniste, une prise de conscience littéraire qui demandait une exploration esthétique de « l’authenticité » haïtienne et de la spécificité nationale. Un tel nationalisme culturel haïtien était une réaction au racisme et au néocolonialisme de l’occupation des États-Unis : il visait à préserver et à enregistrer une culture qui était perçue comme menacée par l’ordre régional dominé par l’impérialisme « yankee » qui était en cours après la guerre civile espagnole. Les écrivains haïtiens associés au mouvement indigéniste étaient profondément influencés par le diplomate, nationaliste et ethnographe Jean Price-Mars qui écrivit des préfaces pour au moins deux  romans paysans importants de l’époque, La Montagne ensorcelée (1931) de Jacques Roumain et Le Drame de la terre (1933) de Jean-Baptiste Cinéas. Les jeunes écrivains haïtiens de l’élite éduquée (comme Roumain et Cinéas) cherchaient à résister à ce que Price-Mars appela le « bovarysme collectif » de la génération de leurs parents – un attrait pour tout ce qui est étranger et spécialement français- en se tournant plutôt vers la paysannerie comme une source pour accéder à la vraie identité nationale haïtienne. Cette identité était africaine, un héritage traditionnellement dénigré par l’élite haïtienne, qui se distançait de ceux qui semblaient l’incarner, la majorité rurale noire. Comme suggéré par la popularité du compendium d’ethnographie, d’histoire et de folklore que constitue Ainsi parla l’Oncle (1928), l’ethnographie demeurait un intertexte crucial pour le roman paysan, et plusieurs écrivains qui traitaient de thèmes paysans- tels que Cinéas, Roumain et Pétion Savain – étaient des ethnographes profanes ou professionnels.

Néanmoins, les auteurs de romans paysans étaient ambivalents au sujet de plusieurs aspects de la culture qu’ils décrivaient, surtout le vaudou. En effet, la paysannerie haïtienne avait été isolée et exploitée  pendant plus d’un siècle, victime d’une sorte d’apartheid informel de la part de l’Etat haïtien et les idéologies racialisées qui justifiaient que de tels traitements ne disparaissaient pas facilement. Le Drame de la terre de Cinéas est assez typique en ce sens. Il raconte l’histoire de deux hougans (prêtres vaudou), Frè Dubrè et Mapou Laloi, dont la rivalité passe de la plaisanterie au sérieux quand une jeune femme pimpante du village choisit le fils de Frè Dubrè comme amant au lieu de celui de Mapou Laloi, ce qui amène ce dernier à planifier et à réaliser la mort sanglante du premier. Le récit de Cinéas est quelque part une excuse pour représenter les coutumes et l’environnement du paysan haïtien, tout en suggérant en même temps, avec une dose considérable de paternalisme, que la tendance entremêlée vers la violence et la superstition, avec les sécheresses et les maladies, constituaient les principales sources de la misère de la paysannerie.

De même, dans son premier roman La Montagne ensorcelée, Roumain décrit le double meurtre d’une mère et de sa fille comme motivé par la misère et la superstition du village. Quoique Roumain fasse preuve de plus de conscience sociale que Cinéas, il soutient explicitement que le vaudou disparaîtra avec la modernisation et le développement de la campagne. C’est un message qu’il présente avec encore beaucoup plus d’emphase dans ce que plusieurs considèrent comme son chef d’œuvre et le roman paysan haïtien le plus célèbre  de tous les temps, Gouverneurs de la rosée (1944).

Dans ce roman, Manuel, un migrant coupeur de  canne à sucre, est de retour dans son village natal ; il revient  de Cuba, où il s’est initié à la doctrine marxiste. Voulant éduquer ses co-villageois divisés par une querelle vieille de décennies, Manuel essaye de réconcilier la communauté par le biais du travail collectif de construction d’un canal pour finir avec la sécheresse qui les affecte. Liant le « conflit sanglant » à la pratique du vaudou, Manuel exhorte les paysans à triompher de la superstition et des conflits ancestraux qui les gardent enfermés dans le passé. Les rivalités archaïques émergent, cependant, et Manuel est tué. Sur son lit de mort, Manuel demande à ce que son propre meurtre soit impuni : le sacrifice d’un homme, insiste-t-il, serait plus puissant que celui des poules et des cabris. Le « sacrifice » de Manuel apporte des résultats, et le roman se termine avec les paysans réunis dans le travail de transport de l’eau à leurs terres desséchées.

Le roman paysan n’est pas sans ses critiques qui ont listé le paternalisme, l’essentialisme racial et le sexisme parmi ses angles morts. En effet, le seul roman paysan écrit par une femme – Fonds des Nègres (1960) de Marie Chauvet – est aussi parmi ceux dont on parle le moins. Au lieu de documenter les coutumes et l’environnement de la classe paysanne haïtienne, on pourrait dire que le roman paysan offre un portrait plus subtil et valable : celui d’une relation entre ce que Price-Mars a appelé les « deux nations » d’Haïti, l’élite catholique francophone contre la majorité rurale créolophone vodouisante.