Le Noirisme et les Griots, par Martin Munro

Munro est professeur de Français à l’Université  d’Etat de la Floride. Il est l’auteur de Exile and Post-1946 Haitian Literature/Exil et Littérature haïtienne post-1946 (2007) et Different Drummers: Rhythm and Race in the Americas /Batteurs différents : rythme et race dans les Amériques (2010).  Il a co-édité Haiti Rising: Haitian History, Culture and the Earthquake of 2010 /Haïti montant: histoire haïtienne, culture et le tremblement de terre de 2010 (2010).

Le Noirisme était une forme d’idéologie politique et culturelle qui sortit de l’indigénisme, qui à son tour était une réaction à l’occupation américaine de 1915 à 1934. Dès 1919, La Vocation de l’élite de Jean Price-Mars avait évoqué le concept de l’âme nationale et avait mis en garde contre les dangers de « fragmentation » si les Haïtiens ne ressentaient pas instinctivement le besoin de créer une conscience nationale née de la solidarité unie de ses différentes couches sociales » (Cité par Dash, Literature and Ideology, 67). L’indigénisme se maintenait par un désir partagé de résister aux États-Unis, mais quand les Américains partirent en 1934 et que la question de la reconstitution nationale devint encore plus urgente, les différences entre les diverses factions devinrent plus polarisées.

Le départ des Américains mit à nu les différences entre les factions marxistes et africanistes dans l’indigénisme. La tendance des marxistes était de regarder vers l’extérieur, de placer Haïti, comme Janvier et Firmin avaient espéré le faire au 19ème siècle, à l’avant-garde des nations progressistes. À l’opposé, le mouvement griot africaniste d’Haïti après l’occupation, et principalement des personnalités comme Carl Brouard, Lorimer Denis et François Duvalier, avaient tendance à se tourner vers l’intérieur, et à continuer les réflexions sur les théories de race et de culture qui avaient commencé lors des premières études de « l’âme haïtienne ».
L’idéologie raciale des Griots impliquait une échelle mobile d’authenticité : la véritable âme haïtienne était noire, et plus pâle était la peau, moins on était Haïtien. Pour les indigénistes, la redécouverte de l’Africanité et de la culture populaire constituait un acte créatif et ouvert, mais les Griots étaient réductifs stratégiquement, et réduisirent systématiquement  les sens associés à la couleur noire et à l’authenticité haïtienne. L’africanité et l’authenticité raciale devinrent les « principes »  de l’idéologie politique de la classe moyenne noire montante qui voyait dans cette idéologie « des raisons pour une dictature culturelle noire » (Dash, 101).

Les diverses formes culturelles du Noirisme incluaient les chorales folkloriques nouvellement formées, et les bandes urbaines tels que l’ensemble Jazz des Jeunes, formé au début des années 1940 et qu’on considérait comme le premier ensemble populaire dansant ayant incorporé l’idéologie noiriste des Griots. Comme Gage Averill l’explique dans son livre, A Day for the Hunter, A Day for the Prey/Un Jour pour le chasseur, un jour pour la proie (1997), leur musique, connue sous le nom de vodou jazz, se basait sur les rythmes folkloriques traditionnels, les chansons vodou et aussi les styles hybrides haïtiano-cubains, et fut reçue avec enthousiasme par la presse pro-noiriste pour son expression de « la véritable âme »  d’Haïti.

Les Griots pensaient que le marxisme ne convenait pas à la réalité haïtienne. Pour Denis et Duvalier, « l’espoir ultime » était de conserver « notre structure spirituelle qui peut garantir notre originalité et assurer la continuité de notre race » (Les Griots, juillet-septembre 1939). Elaborant une « légende noire » de l’histoire haïtienne, les Griots visaient la réalisation des idéaux indigénistes dans les domaines de l’éducation, la religion et la culture. Le noirisme était fondamentalement antilibéral et encourageait la formation d’un état  autoritaire et exclusif, qui devrait être concrétisé sous la présidence de François Duvalier (1957-1971). Comme Price-Mars, la grande idole des Griots l’avait pressenti, les divisions sociales créées par le mouvement ont miné le but d’unité nationale de l’indigénisme. Et, comme il l’avait de manière prophétique annoncé, « une conscience politiquement radicale noire pouvait en fin de compte conduire au despotisme ». (Smith, Red and Black in Haïti, 27).