Les Enfants déplacés d’Haïti  par  Amelia Hintzen

Hintzen est  doctorante dans le Département d’Histoire à l’Université de Miami. Sa thèse portera sur la famille et l’enfance dans la communauté haïtienne en République Dominicaine.

On raconte que Toussaint Louverture, héros de la Révolution haïtienne, adopta de manière informelle plusieurs enfants moins fortunés, y compris  d’un de ses principaux généraux, Moïse Louverture, qui passa pour son neveu. Cette pratique d’adoption informelle deviendra courante en Haïti après l’indépendance. Souvent face à une pauvreté persistante, les paysans haïtiens recouraient à la pratique de déplacer les enfants vers les foyers de parents ou d’amis pour aider à en prendre soin lorsque les ressources étaient limitées. Alors que plusieurs enfants étaient envoyés dans des foyers proches lorsque les choses n’allaient pas, d’autres étaient envoyés en ville. Les parents espéraient que leurs enfants vivant en ville travailleraient pour une famille aisée ou de la classe moyenne en échange de leur éducation.  Au tournant du 20ème siècle, cet arrangement se limita principalement aux fils et filles des familles paysannes les plus stables financièrement qui étaient en mesure d’offrir  des cadeaux et même de l’argent en espèces à la famille d’accueil de leurs enfants pour s’assurer qu’ils recevraient une éducation.

Cependant, pendant le 20ème  siècle, une population rurale grandissante, la dégradation de l’environnement, l’impact des dix-neuf ans d’occupation américaine  et la mauvaise gestion locale menacèrent le mode de vie des paysans. Comme le standard de vie baissait dans les zones rurales, de plus en plus de parents  furent forcés d’envoyer leurs enfants en ville pour vivre avec des familles  des classes moyennes ou des classes  plus  aisées avec qui ils n’avaient pas de liens de parenté, parce qu’ils  n’avaient pas les réseaux familiaux ayant les ressources nécessaires pour prendre soin d’eux. Les enfants des paysans pauvres qui travaillent comme domestiques pour des familles urbaines sont souvent appelés « restavek », qui vient du mot français « rester avec ».  En 1998, UNICEF estimait que 300,000 des trois millions d’enfants haïtiens vivaient en servitude domestique. Les restaveks vivent souvent dans ce qu’on a décrit comme des conditions similaires à l’esclavage : ils effectuent un travail éreintant sans être payés, subissent un traitement brutal et fréquentent rarement l’école.

Bien que la question du service domestique de l’enfant n’ait pas attiré l’attention de la communauté humanitaire internationale avant la fin des années 80, plusieurs Haïtiens s’étaient mobilisés dans une tentative de protéger ces enfants déplacés. Au cours des années 1940, la Ligue Féminine d’Action Sociale lança une pétition pour introduire des mesures de protection des enfants dans la nouvelle constitution. La première loi haïtienne visant la régulation du service domestique des enfants  fut votée en 1947. La loi déclarait que les enfants ne devaient commencer aucun travail domestique avant l’âge de douze ans, et devaient bénéficier d’un logement décent, de nourriture, de soins médicaux et avoir accès à l’éducation. Quoique le service domestique des enfants n’ait jamais été jugé illégal, des Haïtiens influents ont continué à défendre la cause des enfants domestiques.

Lorsque François Duvalier monta au pouvoir en 1957, cependant, il ne fit pas grand-chose pour améliorer les conditions qui  avaient généré cette tactique de survie dans le monde rural, à savoir le déplacement des enfants des paysans pauvres vers les foyers urbains. Pendant le règne de François Duvalier et de son fils, Jean-Claude, les problèmes institutionnels qui produisaient le service domestique des enfants s’aggravèrent. Un nouveau système de servitude domestique se développa qui fit passer les enfants des paysans incapables de prendre soin de toute leur progéniture à Port-au-Prince, pour vivre dans des familles qui souvent n’étaient pas mieux favorisées que les leurs.

Avec l’expansion du service domestique des enfants et la facilité relative d’acquérir un enfant domestique, les familles des classes moyennes inférieures et des familles pauvres considérèrent de plus en plus le fait d’avoir un enfant domestique comme une nécessité et non comme un luxe. Plusieurs enfants qui entrèrent comme domestiques perdirent totalement les liens avec leurs parents biologiques. Les enfants qui n’ont aucun contact avec leurs familles sont plus isolés et dépendants de leurs familles d’accueil. Ces enfants deviennent définis simplement à partir de leur travail, diminuant leur statut dans leur foyer et la société. Les enfants domestiques sont devenus une partie intégrale du paysage urbain à Port-au-Prince, et font aussi partie des problèmes compliqués auxquels la ville fait face. Le système des enfants domestiques en Haïti, cependant, est très différent de ce qui existait il y a un siècle. Il reste à voir comment le système continuera de changer, surtout après le séisme de 2010 et l’impact dévastateur qu’il a eu sur Port-au-Prince.