Duvalierville par Graham Greene (1904-1991)

Un extrait de Les Comédiens de Graham Greene (1966).  Greene était un célèbre romancier américain qui visita Haïti au début des années 1960. Il écrivit Les Comédiens pour ridiculiser la dictature de Duvalier. Si aujourd’hui le roman est très populaire, il est controversé parce que Greene présente Haïti comme un endroit sombre et irrationnel. À un certain moment dans le livre, le protagoniste et M. Smith, un politicien américain et investisseur potentiel, voyagent à Duvalierville (près de Cabaret aujourd’hui), où Duvalier planifiait de construire son propre Brasilia. Les observations de M. Smith révèlent les opinions de Greene sur Duvalier.

Nous avons pris la route le  lendemain vers Duvalierville, M. Smith et moi et le Ministre avec un Tonton Macoute comme chauffeur.

Sur la plaine plate et en mauvaises conditions entre les collines et la mer, quelques rares cabines d’une chambre avaient été construites, une aire de jeu cimentée, et une arène immense qui, parmi les petites maisons, paraissait presqu’aussi impressionnante que le Colisée.  Elles étaient debout dans un bol de poussière qui, quand nous laissâmes la voiture, tourbillonna autour de nous dans le vent de l’orage qui s’annonçait.

“Est-ce que c’est un théâtre grec?” demanda M. Smith avec intérêt.

“Non. C’est où on tue les coqs”.

“Je ne vois pas trop de gens par ici.”

Le secrétaire des Affaires sociales dit fièrement : « Il y avait plusieurs centaines sur ce lieu même. Vivant dans de misérables cahutes de boue. Nous avons dû nettoyer le terrain. Ce fut une opération très importante. »

"Où sont-ils partis?"

“Je suppose que certains allèrent en ville. Certains dans les collines. Chez des parents.”                   

“Reviendront-ils quand la cité sera construite?”

“Oh ! Mais vous savez, nous visons pour une meilleure classe d’individus ici.”

Derrière l’arène il y avait quatre maisons construites avec des ailes penchées comme des papillons abîmés ; elles ressemblaient à certaines maisons de Brasilia perçues à l’envers d’un télescope.
….

« Mes opinions” demanda M. Smith. « Si vous voulez savoir, je vous les dirai. Je ne vois pas votre Duvalierville exactement comme un centre de progrès. C’est trop éloigné. »

“Vous auriez préféré un site dans la capitale?”

« Je me demande s’il ne faut pas reconsidérer le projet tout entier », M. Smith déclara  d’une voix si décisive que même le ministre retomba dans un silence malaisé.